CHAPITRE XII

Le jour se leva, clair et ensoleillé, et sans le moindre flocon de neige. Ysaye, éveillée à l’aube, comme d’habitude depuis leur arrivée, regarda le grand soleil rouge apparaître derrière une rangée d’arbres chargés de neige, de la petite fenêtre de la chambre qu’elle partageait avec Elizabeth et Aurora depuis déjà une semaine. Au loin, un mouvement sur le sentier attira son attention – un groupe de cavaliers approchaient des grilles du château. Ils avançaient, précédés d’une bannière bleu et argent, décorée d’un motif qu’elle ne parvint pas à distinguer. Certains cavaliers, qui, pour autant qu’elle en pouvait juger à cette distance, étaient tous des hommes, montaient des chevaux, ou des bêtes leur ressemblant comme des frères, tandis que d’autres montaient des bêtes à hauts andouillers, assez semblables à de grands cerfs.

Ysaye n’avait encore jamais vu de chevaux en chair et en os ; c’était un jouet pour les riches et les puissants ; elle fut complètement fascinée par ces bêtes, par la façon dont ils se mouvaient, par leur pas à la fois lent et sûr dans la neige, et par leur harnachement complexe. Elle les observa un moment, se demandant comment quiconque pouvait être assez riche pour posséder tant de chevaux – pensant ensuite à la lenteur des voyages, puis revenant à la raison et comprenant que l’attitude envers ces bêtes devait être totalement différente sur un monde où ils étaient le moyen de transport le plus commun. Et elle avait bien l’impression que c’était le cas sur celui-ci. Pourtant, Kermiac n’avait-il pas parlé de planeurs le premier soir ?

N’avaient-ils vraiment pas inventé ou conservé la technologie du moteur à vapeur ou à combustion interne ? Enfin, cela signifiait que l’air de la planète était moins pollué, et elle n’avait pas respiré quoi que ce soit de plus délétère que de la fumée de bois depuis son arrivée. En fait, l’air sentait bon, bien meilleur que partout où elle avait vécu ; il semblait plus vif et énergétique. Mais comment pouvaient-ils voyager ou communiquer sur de grandes distances ? À moins qu’ils ne disposent de quelque substitut satisfaisant ?

Détournant les yeux de la fenêtre, elle examina la chambre qu’elle partageait avec ses compagnes, se livrant à une analyse détaillée de son ameublement. Elles y avaient passé pas mal de temps, à se remettre de leurs épreuves. Il y avait quatre grands lits, dont deux occupés par ses amies encore endormies ; ils étaient en bois équarri à la hache, avec des sommiers de cordes et des draps qui semblaient bien tissés à la main. Il y avait encore des tapis faits à la main, grands et multicolores – ce dont elle se félicitait, car la pièce n’était chauffé que par un petit feu brûlant paresseusement dans la cheminée de brique. Il y avait enfin deux commodes de bois, également faites à la main, et une porte gardant encore les marques du ciseau, conduisant à une salle de bains bien agencée, mais glaciale. Ils semblaient avoir gardé quelque notion de l’hygiène « moderne », car il y avait l’eau courante, chaude et froide, et une baignoire. Ysaye s’efforça de se rappeler ce qu’elle avait lu sur l’hygiène au Moyen Âge ; elle crut se souvenir qu’on se baignait si rarement que les installations n’étaient pas permanentes, et les toilettes si primitives qu’elles ne dépassaient pas le niveau d’une simple feuillée. Ce n’était certes pas le cas ici. Mais il faut dire que les Crétois aussi avaient des installations « modernes ».

Quelqu’un frappa à la porte, et une femme entra. Elle portait sur le bras leurs vêtements terriens, qui avaient été lavés et séchés. Ysaye eut un sourire de gratitude, et les prit à la femme, qui lui sourit timidement en retour. Les uniformes étaient chauds et sentaient bon. Ysaye fut soulagée de remettre le sien après avoir porté si longtemps cet étrange costume indigène, et Aurora, s’asseyant dans son lit, s’écria :

— Nos uniformes ! Épatant ! Je suis contente de retrouver mes pantalons. Je ne me sentais pas à mon aise dans ces jupes. Un jour ou deux, ça va, mais la nouveauté commençait à s’émousser.

La femme sourit de nouveau, inclina la tête et sortit. Aurora se leva et commença à s’habiller.

— C’est gentil de leur part de nous avoir prêté des vêtements, mais j’aime encore mieux les miens. Question d’habitude, je suppose, mais je ne me sentais pas bien. Pas moi-même.

Pourtant Elizabeth remettait son costume indigène, et surprenant le regard interrogateur d’Ysaye, elle haussa les épaules.

— Ils nous rendent nos uniformes parce qu’ils pensent que nous sommes maintenant suffisamment reposés pour reprendre nos activités normales, je suppose, mais je devine que le Seigneur Aldaran est davantage habitué à voir des femmes en jupes, dit-elle tranquillement. Tant que j’aurai affaire à lui, je crois qu’il vaut mieux m’habiller de la façon qu’il considère la plus décente. Cela le mettra peut-être plus à l’aise pour communiquer avec moi.

— Eh bien, c’est toi l’anthropologue, et comme c’est toi aussi notre interprète, il vaut mieux ne pas l’offenser je suppose, dit Ysaye. Mais moi, j’aime mieux porter ce qui me plaît, et s’il ne me trouve pas à son goût, il n’aura qu’à regarder quelqu’un d’autre, dit-elle en riant. À l’air bizarre dont il m’a regardée le premier soir, je lui parais sans doute tellement étrange que mon costume ne fera pas grande différence. Il me trouverait aussi bizarre en jupe, en harnais de danse de Vainval ou en armure spatiale.

Quelques minutes plus tard, quand elles furent habillées, on frappa de nouveau à la porte et une servante entra avec le plateau du petit déjeuner. Elle attisa le feu, et leur demanda par signes si elles désiraient autre chose. Examinant le copieux déjeuner, Ysaye secoua la tête. Il y avait plus qu’assez pour elles trois : du pain aux noix, compact et nourrissant, quelque chose ressemblant à du fromage, des œufs durs assez semblables à des œufs de poules, bref, changement total du porridge qu’on leur avait servi jusque-là.

— Ainsi ils ont des oiseaux et savent domestiquer la volaille, remarqua Elizabeth. En fait – puisqu’ils sont à l’évidence une Colonie Perdue, ils ont sans doute réussi à acclimater les poules qui font partie des animaux qu’emportent toutes les colonies.

— J’ai vu des chevaux, ou du moins, des bêtes ressemblant bien à des chevaux, dit Ysaye. Arrivés ce matin avec un groupe de cavaliers.

— C’est la preuve finale, répondit Elizabeth en hochant la tête. Des humains et des chevaux ne peuvent s’expliquer que par une origine terrienne. On aurait pu difficilement avoir une introduction plus rapide à leur société qu’en y étant jetés comme ça par la force des choses.

Il y avait aussi un pichet de cette boisson au goût de chocolat amer, qu’Ysaye s’étonnait de trouver maintenant si bonne. Elle s’étonnait aussi de la rapidité à laquelle elle dissipait la somnolence au réveil, et en conclut que ce devait être la version locale du café – toute société, humaine ou non, en a une.

Ils ne peuvent pas être très différents de nous s’ils ont besoin de leur caféine au réveil, pensa-t-elle, ironique.

Elizabeth considéra l’impressionnante quantité de nourriture du déjeuner, et incita Ysaye et Aurora à manger tout leur comptant, disant qu’on lui avait appris, dans ses cours de xénoanthropologie, que les gens étaient souvent très fiers de leur nourriture, et que, sur une planète étrangère, il valait mieux manger tout ce qu’on vous proposait. Quand elles furent repues, la première servante reparut et les fit descendre au rez-de-chaussée où elle les introduisit dans une grande salle. Ysaye n’était pas sûre que c’était celle du premier soir ; le soleil entrant par les petites fenêtres modifiait l’apparence des choses, mais l’ameublement était le même.

Leurs collègues masculins les y attendaient déjà, l’air aussi content que les femmes d’avoir retrouvé leurs uniformes. Les hommes avaient dormi dans une sorte de dortoir de caserne, les conduisant à penser que les indigènes entretenaient des armées régulières. Leur dortoir pouvait contenir cinquante à soixante hommes.

— Elizabeth, pourquoi n’êtes-vous pas en uniforme ce matin ? s’enquit le Commandant Britton.

Tous les autres semblaient plus guillerets d’avoir retrouvé leur confortable tenue familière.

— Ces vêtements conviennent bien au climat, répondit Elizabeth. Et… ça m’a paru une bonne idée de conserver le costume local. Ici, toutes les femmes que j’ai vues remplissent des fonctions domestiques et portent la jupe, alors, j’ai cru bon de me conformer à leur coutume, extérieurement du moins. Il y a eu des époques où il en était de même sur Terra, et certains des Vaisseaux Perdus avaient adopté cette structure sociale. Je ne voudrais pas que nos hôtes aillent penser, même subconsciemment, que je n’ai aucune considération pour ce qui constitue un comportement décent dans leur société.

— Tu parles comme si tu avais toujours l’intention de t’installer ici, dit Evans avec dédain. À ta place, je n’y penserais plus. Maintenant que nous avons retrouvé nos esprits, la première chose à faire, c’est de retourner à l’épave de la navette et de contacter l’astronef par radio. Il nous faut ici une véritable équipe, puisque le Premier Contact nous a été imposé. Et alors, nous pourrons vraiment nous mettre au travail, en commençant par évaluer les richesses de cette planète. Il y a longtemps qu’on n’avait pas trouvé un nouveau monde à ouvrir au commerce.

— En admettant qu’on l’ouvre, dit Elizabeth. J’ai déjà essayé de te le faire comprendre. Les Autorités peuvent décider que ce sera un Monde Fermé, pour la protection des indigènes. Le niveau apparent de leur culture…

— Trouve autre chose, dit sèchement Evans. Tu es persuadée que c’est une Colonie Perdue, non ? Ce qui signifie qu’en leur qualité de Terriens, ils ont droit au statut de colonie. Il ne reste qu’à les amener au même niveau de développement que les autres, c’est tout. C’est leur droit.

— Mais ils sont restés au niveau préindustriel, argua Elizabeth, têtue. S’ils étaient non humains, leur société serait protégée pour qu’ils puissent évoluer à leur façon – pas à la nôtre. Je trouve qu’ils ne devraient pas avoir à souffrir du fait qu’ils ont développé un système très différent de celui dont ils sont issus. En fait, si ce sont les descendants du Vaisseau Perdu auquel je pense, ils avaient quitté Terra pour fonder une société, non pas plus, mais moins technologique ! Au cours de l’histoire, toutes les sociétés primitives venues en contact avec des sociétés avancées ont été anéanties. Et il y a ici d’autres races intelligentes de non-humains…

— Écoute, la définition d’une espèce est la fertilité croisée, dit Evans. S’il existait ici une espèce indigène qui puisse se croiser avec les humains, pour absurde que ça paraisse, elle serait humaine par définition. Fertilité croisée égale humanité.

— Je ne suis pas d’accord, dit Elizabeth. J’aime cette société et ces gens, et je ne veux pas les voir liquidés à la suite d’un accident culturel ; et cette discussion que nous avons depuis une semaine me donne la migraine.

Evans leva les yeux au ciel, comme pour y chercher du secours.

— Pourquoi pars-tu du principe qu’ils seraient liquidés ? demanda Evans, sarcastique. À t’entendre, on croirait que nous sommes des pirates ! C’est du Service Spatial que tu parles ! Nous avons écrit un bouquin sur les cultures primitives et le choc culturel. Tu parles comme si nous venions pour les détruire ; tu sais très bien qu’il existe des lois très strictes contre l’interférence culturelle. Nous sommes parfaitement capables de protéger une société constituée…

Il dit ça pour lui faire plaisir, réalisa Ysaye. Il n’en croit pas un mot. Il a décidé que cette planète était… un verger plein de fruits, et il est bien décidé à s’approprier les plus juteux et les plus mûrs, et au diable leurs propriétaires légitimes.

L’instant suivant, elle se demanda pourquoi elle était soudain si sûre de ses motivations et de ses projets.

Mais elle n’eut pas le loisir d’y réfléchir davantage. Evans se tut à l’entrée de Mariel et Felicia, qui s’approcha d’Elizabeth avec un sourire amical.

Evans décocha à Elizabeth un regard qu’elle ne sut interpréter et alla rejoindre le Commandant Britton. Rien que pour ça, Elizabeth aurait accueilli Felicia avec joie.

Kermiac m’a demandé de faire tout ce que je pourrais pour vous aider, dit-elle à Elizabeth, les paroles inintelligibles mais le sens aussi clair que si elle avait parlé en Terrien Standard. Nous aimerions connaître vos projets, maintenant que vous avez retrouvé vos esprits.

— Merci de votre proposition, dit tout haut Elizabeth, car il lui était trop difficile de ne parler que mentalement. Je dois consulter mon… euh… mon supérieur.

Felicia sembla l’approuver, et, aux regards en coin qu’elle coula à Ysaye et Aurora, Elizabeth se dit qu’elle avait bien fait de conserver son costume local. Elle fit signe au Commandant MacAran qui s’approcha.

— Dame Felicia dit que le Seigneur Aldaran désire connaître nos projets, Commandant.

— Contacter le vaisseau et le faire atterrir, naturellement, dit MacAran. Evans a raison sur ce point ; le Premier Contact a été tellement bousillé que rien de ce que nous pourrons faire maintenant ne pourra être pire. Dès que l’ordinateur linguistique et les hypno-moniteurs seront en service, nous ne dépendrons plus de vous pour cette forme de communication, que vous appelez télépathie dans votre crédulité, mais j’ai d’autres idées sur la question.

— Il me tarde de les connaître, dit Elizabeth avec lassitude.

Elle se tourna vers Felicia, et s’efforça de trouver des mots et des concepts qu’elle puisse comprendre.

— Il y a un appareil de communication sur le véhicule qui nous a amenés ; nous devons contacter nos camarades. Ils doivent s’inquiéter à notre sujet, et ils souhaiteront sans doute rencontrer votre seigneur. Notre chef et votre seigneur auront sans doute beaucoup de choses à discuter.

Felicia acquiesça de la tête, les yeux pensifs.

Elizabeth se retourna vers MacAran.

— Et que croyez-vous donc que ce soit si ce n’est pas de la télépathie ? Vous pouvez me traiter de crédule si vous voulez, mais quelle est votre explication ?

MacAran haussa les épaules.

— Evans pourrait avoir raison ; ils ont peut-être des appareils électroniques pour nous monitorer. Savez-vous ce que c’est qu’un ESP – évaluateur de stress psychique ? Ils pourraient en posséder. Le Commandant Britton a même une explication plus simple. Vous savez toutes ces vieilles chansons folkloriques, vous et David, et vous savez ce qu’elles veulent dire. Il se pourrait que vous les compreniez subconsciemment, attribuant cela à la « télépathie », parce que votre esprit conscient sait que vous ne pouvez pas connaître leur langue. Ajoutez à cela la capacité d’interpréter avec précision le langage corporel, et vous avez quelque chose qui ressemble fort à la télépathie.

Elizabeth secoua la tête.

— J’en doute. Des appareils tels que les ESP signifieraient qu’ils ont des connaissances très poussées en électronique et miniaturisation, et, honnêtement, Commandant, aucun d’entre nous n’a rien vu ici qui dépasse le niveau technologique du Moyen Âge ! Quant à l’idée du Commandant Britton – je sais peut-être ce que veulent dire mes chansons, mais je ne sais pas ce que veulent dire les mots pris individuellement ! Et cela n’expliquerait pas pourquoi ils peuvent me lire et pas vous ! Et les détails spécifiques – les noms par exemple ? D’où auraient-ils pu les extraire – et moi aussi ?

— C’est vrai – mais je crois pourtant que vous sous-estimez votre subconscient et votre intelligence. Je dois avouer que, jusqu’à présent, je n’ai relevé aucun signe d’électronique, miniaturisée ou non.

Il soupira.

— Je serai bien content de remettre tout cela entre les mains du Capitaine.

— Je ne vois pas ce qu’il pourra faire de plus que nous, dit-elle. Ce sera quand même bien d’avoir les corticateurs, comme ça, vous commencerez peut-être à croire à la télépathie quand vous pourrez tous parler avec ces gens…

Un mouvement à la porte attira son attention et elle s’interrompit.

— Oh, voilà du nouveau, ajouta-t-elle. On dirait qu’ils font donner l’artillerie lourde.

Les portes du hall s’étaient ouvertes pendant leur discussion, et un jeune, vêtu de ce qui semblait être un uniforme vert et noir, dégaina son épée à l’entrée et annonça solennellement :

— Dom Lorill Hastur, Héritier d’Hastur.

Cette entrée spectaculaire attira l’attention de tous, y compris d’Ysaye, et elle se demanda ce que signifiait l’arrivée d’un autre indigène de haut rang. En tout cas, les nouvelles semblaient aller vite, pour des gens qui censément voyageaient à dos de cheval !

Ysaye perçut des ondes télépathiques l’avertissant que « Hastur » n’était pas seulement un nom, mais un titre, et un titre important. Lorill Hastur, qui entra comme s’il était chez lui, était un jeune homme roux, de belle taille et de belle carrure, quoique moins grand et large que MacAran. Ysaye reconnut les couleurs de ses vêtements, et réalisa qu’il faisait partie du groupe de cavaliers aperçus à son réveil. Il parcourut la pièce du regard et vint droit sur Felicia.

— Domna, dit-il, inclinant légèrement la tête en ignorant Elizabeth. Je suis arrivé ce matin de Thendara, après un voyage de dix jours. Le Seigneur Aldaran m’a fait l’amitié de me dire que vous avez ici des gens tels que nous n’en avons jamais vus. En fait, c’est la présence de ces personnes qui m’amène. C’est vous qui vous occupez de ces étrangers ?

— Par la faveur de mon seigneur, vai dom, répondit-elle avec une profonde révérence, très impressionnée par le jeune seigneur, à en juger sur ses paroles et ses manières. La leronis de notre Tour nous a prévenus qu’ils étaient en péril sur les terres d’Aldaran. Nous les avons cherchés, nous les avons trouvés bloqués par la tempête dans un refuge de montagne, et nous avons eu le privilège de les ramener ici, et de leur offrir l’hospitalité. Comme vous pouvez le voir, dit-elle, regardant les Terriens en uniforme, ils sont effectivement très étranges. Ils ne parlent ni le casta ni le cahuenga, ni la langue du commerce, ni celle des Villes Sèches. Puis nous avons découvert qu’ils connaissaient certaines de nos plus anciennes chansons – comme par magie. Ou peut-être qu’ils peuvent lire dans nos esprits, bien que le Seigneur Aldaran affirme que la plupart sont aveugles mentaux. Il leur a donné l’hospitalité d’Aldaran. Pouvait-il faire autrement ?

— Absolument pas, dit Lorill, d’un ton conciliant. C’est l’hospitalité envers les étrangers qui sépare l’homme de la bête. Il faudrait pourtant savoir qui ils sont, d’où ils viennent. Et pourquoi.

Ysaye eut du mal à le suivre, car il parlait en paroles et non télépathiquement ; elle ne comprit le sens général qu’en se concentrant intensément, comme si elle l’entendait d’une pièce éloignée.

Mais même le Commandant MacAran, aux regards curieux que Lorill portait sur les Terriens, semblait deviner le sens de ses questions.

Lorill Hastur regarda Elizabeth, l’air interrogateur, et Ysaye se demanda s’il la prenait pour une indigène. Car, aux yeux d’Ysaye, rien ne la différenciait des autres, tant qu’elle n’ouvrait pas la bouche. Ysaye se demanda si Elizabeth était victime de son désir de leur ressembler et de se dissocier de ses camarades terriens. Elle semblait déjà presque chez elle, et déjà partisane – quoiqu’un peu confuse de l’être. Certains stigmates s’attachaient à ceux du Service Spatial qui « passaient du côté des indigènes ». L’impression qu’ils étaient trop faibles pour accomplir leur mission, qu’ils étaient trop facilement séduits par des modes de vie primitifs. Elle les avait entendu qualifier de « Mangeurs de Lotus ». Trop prêts à oublier leur propre monde pour le rêve d’une existence « plus simple ».

Ysaye espérait que ce n’était pas ce qui était en train d’arriver à Elizabeth. Elle a peut-être juste été trop longtemps dans l’espace, pensa-t-elle. Et elle a toujours pris le parti du plus faible. C’est peut-être ça ; elle essaye seulement de protéger quelque chose qui ne pourrait pas survivre à tous les Evans de l’univers.

Après une conversation à voix basse avec Felicia, Lorill s’approcha d’Elizabeth et lui demanda :

— C’est vous qui parlez au nom de ces gens ?

— Pas vraiment, répondit-elle. Je ne suis qu’une intermédiaire. Voilà mon supérieur.

Elle se tourna vers MacAran.

— Commandant MacAran, il voudrait vous parler. Je vous présente Lorill Hastur, qui semble un personnage très important. D’après ce que j’ai compris, le Seigneur Aldaran l’a autorisé à nous voir.

Peut-il vraiment suivre ce que je dis ? se demanda-t-elle. Kermiac en était capable, ou le semblait… mais…

Bien sûr que je le peux. Le ton mental était presque suffisant. J’ai été correctement entraîné. Et vous avez raison ; Kermiac d’Aldaran ne penserait jamais à s’opposer à mes souhaits.

Elizabeth déglutit avec effort, la gorge soudain sèche.

— Commandant, il suit ce que je vous dis, et vice versa. Parlez.

Ysaye secoua la tête, car maintenant, il lui semblait qu’elle recevait les pensées de ses propres collègues ! Elle entendit MacAran qui pensait : Maintenant, elle croit que ce jeune homme lit directement dans son esprit. Enfin, inutile de discuter pour le moment.

MacAran s’éclaircit la gorge, l’air mal à l’aise.

— Si c’est un VIP local, autant lui parler du crash de la navette. On verra s’il nous croit davantage que cet Aldaran.

— Juste pour rigoler, ajouta Evans, vois s’il comprend que je lui dis d’aller au diable.

Le Commandant MacAran le foudroya pour lui imposer le silence.

Felicia ravala brusquement son air, mais elle ne dit rien et s’écarta vivement. Ysaye savait ce que ça voulait dire. Elle, au moins, avait compris.

Avant qu’Elizabeth ait pu répéter ces paroles, ou décider si elle allait les répéter, il était déjà trop tard. Lorill avait déjà extrait leur sens de son esprit. Son visage fin et étroit se ferma.

Un instant, Elizabeth craignit qu’il ne fît quelque chose – quoi, elle n’en avait aucune idée, mais en voyant son expression, elle frissonna.

Pourtant, il dit simplement :

— Vous pouvez dire à votre sot compatriote que je l’ai compris. Je vous épargnerai l’embarras de le répéter. Il est assez naturel que les aveugles mentaux ressentent le besoin de m’éprouver, si la plupart des gens de vos pays sont ainsi à demi infirmes et dépourvus de donas.

Il fit une pause, puis ajouta mentalement : Je ne vois aucun moyen de lui retourner son insulte, sans vous mettre dans l’obligation de la répéter. Il ne comprend pas du tout, et il vous soupçonnerait de l’inventer. Mais quand nous aurons un moyen de communiquer, nous verrons si ce bâtard-aux-six-pères aura le courage de me la répéter en face.

Il eut un sourire suave et poursuivit : Et quand il comprendra les conséquences de cette insulte, quand il saura que je pourrais le défier à l’épée pour avoir prononcé ces paroles, je suis certain qu’il se montrera très poli à l’avenir. En attendant, dites à votre Commandant MacAran que les hommes d’Aldaran le conduiront jusqu’à votre véhicule et votre appareil de communication. Et, oui, je crois votre histoire. J’ai accès à des informations que ne possède pas Aldaran.

Elizabeth répéta la fin de l’entretien, et MacAran hocha la tête.

— Je ne sais pas comment vous avez compris tout ça juste en le regardant, mais on dirait bien que c’est vrai, dit-il. Remerciez-le.

Elizabeth s’exécuta, heureuse qu’un incident diplomatique ait été évité.

Plusieurs hommes d’Aldaran parurent à l’appel de leur chef et conduisirent MacAran dehors. Le Commandant Britton les accompagna, faisant signe à Evans de rester avec les femmes. Felicia et Lorill Hastur se retirèrent à l’autre bout de la salle, et les Terriens restèrent seuls.

Evans suivit des yeux Lorill Hastur, avec son air méprisant habituel.

— Fais attention, Evans, l’avertit Elizabeth avec lassitude, certaine qu’Evans ignorerait l’avertissement, mais sachant qu’en cas de malheur elle se reprocherait de ne pas l’avoir prévenu. Il a compris ton insulte. Tu t’es fait un ennemi, j’en ai peur. Tu le trouves peut-être jeune, mais c’est un homme d’immense importance dans son peuple, et il a le pouvoir de… de te demander raison, s’il le veut.

— Mais oui qu’il l’a comprise ! railla Evans. Si tu crois ça, tu es capable de croire n’importe quoi. Moi, je ne crois pas à la télépathie, et je pense qu’il t’a simplement fait croire qu’il a tout ce pouvoir.

Devant son regard furibond, Ysaye se dit qu’ils n’avaient pas besoin de se faire des ennemis parmi ce peuple, ils en avaient déjà un en Evans.

— C’est un jeune snob qui voulait tarabuster un peu les étrangers pour voir s’il allait leur faire peur – pur coup de bluff. Mais dès que tout sera rentré dans l’ordre, il verra qui commande ici.

Evans s’éloigna et Elizabeth soupira.

— Qu’est-ce qu’il y a, Liz ? demanda Ysaye.

Autant continuer à feindre que je ne comprends rien. Ça pourrait se révéler utile par la suite.

— Il est fou ; tu l’as entendu insulter le Seigneur Hastur, répondit Elizabeth.

Ysaye se demanda pourquoi elle s’était exprimée sous cette forme, au lieu de dire simplement Lorill Hastur.

— Il croit que je lui ai répété son insulte. Il sait qu’il a provoqué la colère d’Hastur, mais il veut m’en rendre responsable.

— Ignorant commodément le fait que tu n’as pas ouvert la bouche, sauf à la fin, pour traduire la réponse de Lorill Hastur au Commandant MacAran.

— C’est vrai, dit Elizabeth, surprise. Je n’ai pas ouvert la bouche. Et le Seigneur Hastur est furieux, vraiment furieux ; il a traité Evans de bâtard-aux-six-pères, et évoqué la possibilité de le provoquer en duel s’il répétait son insulte.

Ysaye rumina cette réponse.

— Intéressant comme insulte. Bâtard était un terme d’injure dans de nombreuses sociétés. Mais que peut bien être un bâtard-aux-six-pères, à ton avis ?

— Je suppose que c’est une injure à la vertu de sa mère – ou peut-être de ses ancêtres, dit Elizabeth, dubitative. Je n’ai pas vraiment envie de le savoir. Mais au ton, ce n’était pas un compliment. En tout cas, je ne m’amuserais pas à insulter gratuitement cet homme. S’ils ont un code du duel, incorporé dans leurs lois, l’Empire l’avalisera sans doute. Et dès l’instant où Evans pose le pied sur leur sol, il doit obéir à leurs lois.

— Moi, je ne m’amuserais pas à insulter quiconque ici, même si l’Empire ne reconnaît pas leur code du duel, dit Ysaye. Evans n’a aucune raison de se livrer à ce genre de fantaisie. Il aurait pu provoquer un grave incident diplomatique. De plus, les indigènes ont été très hospitaliers envers nous.

— C’est bien vrai. Mais nous ne savons toujours pas comment ils ont appris que nous étions sur leur sol, et en danger, dit Elizabeth, pensant à la télépathie. Je veux dire, comment auraient-ils été avertis de notre présence sans quelque capacité à percevoir les pensées ?

Le Dr Lakshman les rejoignit alors.

— Bonne question, remarqua Aurora. Si d’ici, ils nous ont trouvés là-bas, cela implique que quelqu’un a une portée remarquable.

— C’est vrai, dit Ysaye. Ce qui soulève une autre question : lequel d’entre nous ont-ils reçu, et que peuvent-ils apprendre de nous sans que nous nous en apercevions ?

Questions peu réconfortantes – aux réponses qui l’étaient encore moins. Les trois femmes se regardèrent, mal à l’aise, passant en revue leurs souvenirs, à la recherche de toute pensée qui pourrait leur causer des problèmes.

— Ils ont dit quelque chose au sujet de Felicia et Kadarin ? demanda Aurora, changeant de conversation. Il me tarde de connaître leur origine.

— Felicia et Ray mon sont d’anciens noms terriens, remarqua David. Comment Evans l’explique-t-il ? À moins qu’il ait finalement décidé qu’il s’agit d’une Colonie Perdue ?

— Apparemment oui, dit Elizabeth.

— Je parierais une année de solde qu’il va inventer quelque chose pour expliquer la télépathie, dit Ysaye. Sans doute une explication étrange. Il s’y connaît peut-être en botanique et en drogues, mais il est pratiquement inutile pour n’importe quoi d’autre, quand il n’est pas carrément nuisible.

— Je serai soulagée quand le Capitaine Gibbons atterrira avec l’astronef, dit Aurora. Et si vous voulez mon avis, je suis plutôt contente que les procédures de Premier Contact soient passées à la trappe. Ça rend les choses beaucoup plus simples.

Plus simples, peut-être, pensa sombrement Ysaye, mais certes pas plus faciles.

Redécouverte
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